Placez-vous à présent à l’angle de la cathédrale, au bas du perron d’accès à la plateforme. Dirigez votre regard vers le haut et contemplez avec attention la tour devant vous. Sur la corniche, juste en dessous de la galerie du premier étage, une série de personnages sculptés. Tout à gauche, après le retour d’angle, une scène déroutante se joue devant vos yeux. Un être monstrueux, aux pieds et mains palmés, tire par une corde un homme dévêtu, attaché par le pied. Au-dessus du visage de cet homme, on observe un autre monstre, affublé de cornes sur la tête et d’une crête dorsale, qui lui déverse ses excréments dans la bouche, en écartant ses fesses. C’est là l’un des supplices infernaux, souvent mentionnés dans les écrits mystiques du Moyen Âge.
Ces sculptures font partie d’une frise moralisante, réalisée entre 1280 et 1300. Elles illustrent la parabole du Mauvais Riche, pécheur condamné pour son avidité et son manque de compassion envers ceux qu’il ruine. Le Mauvais Riche est ici représenté comme juif, identifiable à sa barbe et à son chapeau pointu. Le Judenhut (ou “chapeau des juifs”) est un marqueur de judéité dans l’iconographie depuis le XIIe siècle, pas forcément dans un contexte négatif.
Mais ici, pourquoi judaïser le Mauvais Riche ? S’agit-il de Judas, le traître biblique aux trente deniers ? La présence de la corde peut évoquer sa pendaison.
Est-ce une dénonciation de la richesse attribuée aux juifs, ces derniers exerçant les métiers liés au commerce et à l’argent ? C’est en effet à cette époque que se développe le mythe de l’usurier juif maléfique…
Ces monstres sont-ils des représentations du diable et de son emprise sur les juifs ? Car pour l’Église, seule l’action du Malin pourrait expliquer l’obstination des juifs dans leur foi.
Étrangeté et altérité se rejoignent. Regardez le démon de droite : un deuxième visage est dessiné sur son postérieur. La pluralité des visages peut symboliser une sexualité débridée. La lubricité des juifs est un thème fréquent dès cette époque. Cette intrigante sculpture peut être rapprochée des Judensauen (ou “truies aux juifs”), une forme d’art obscène et scatologique qui prospère dans l’espace germanique dès le XIIIe siècle et que l’on retrouve dans l’iconographie antisémite des XIXe-XXe siècles.
À mesure que l’on avance dans le Moyen Âge, l’enseignement antijudaïque traditionnel se mue en « enseignement du mépris », de plus en plus dangereux pour les juifs. En période trouble, ils deviennent les boucs émissaires tout désignés. Le massacre de 1349 en est pour Strasbourg l’exemple le plus abouti.
photo indiquant la statue sur la cathédrale @G. Amar Lazare
photo de la statue du Mauvais Riche @Carole Wenne