Les odeurs de la nature (Joris-Karl Huysmans et Robert Schumann)
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Joris-Karl Huysmans (1848-1907), A rebours, 1848, extrait du chapitre 10.
Robert Schumann (1810-1856), Sonate pour violon et piano n°1, Op. 105 - I. Mit leidenschaftlichem Ausdruck, 1851.
[Stefano Ligoratti, piano, Carola Zosi, violon]

D’abord connu pour ses romans naturalistes, Joris-Karl Huysmans écrit A rebours en 1884, à l’âge de trente-six ans. Cet ouvrage novateur décrit les fantaisies du duc des Esseintes, riche misanthrope reclus dans sa demeure. Fuyant la compagnie des hommes, il s’adonne à des recherches esthétiques luxueuses, ornant par exemple son jardin des plantes les plus rares et monstrueuses ou décorant une tortue d’or et de pierres précieuses pour mettre en valeur son tapis d’Orient. Proche de la littérature décadente qui rejette le lyrisme romantique et la modernité réaliste, ce texte exalte les névroses du duc. Sans réelle intrigue, le roman suit chapitre par chapitre les expériences et les pensées du personnage esthète et tourmenté.
Le passage que nous allons écouter décrit la création d’un paysage olfactif par les mélanges de fragrances que compose des Esseintes, à la manière d’un chef d’orchestre, d’un peintre ou d’un écrivain tourmenté.
Nous vous proposons de l’écouter en déambulant au milieu du Jardin des senteurs et du toucher, fascinant espace de découverte interactif et parfumé constitué en 1990 pour les malvoyants.
L’extrait sera accompagné de la Sonate pour violon et piano n°1 de Robert Schumann, composée en 1851. Plus connu pour ses lieder et ses œuvres pour piano, Schumann livre une première sonate à la beauté angoissante, qui aurait plu à des Esseintes. Dans le chapitre XV d’A rebours, Huysmans révèle le goût torturé de son personnage pour le compositeur : « Certaines parties pour violoncelle de Schumann l’avaient positivement laissé haletant et étranglé par l’étouffante boule de l’hystérie ».

[…]
"Il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase, sonore, ample, ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense.
Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne, « d’extrait de pré fleuri » ; puis dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations qui simulait l’extrait du tilia de Londres.
Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l’ayapana, l’opopanax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil.
Ensuite il laissa, par un ventilateur, s’échapper ces ondes odorantes, conservant seulement la campagne qu’il renouvela et dont il força la dose pour l’obliger à revenir ainsi qu’une ritournelle dans ses strophes.
[…]
Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulette de styrax, et une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de la jonquille et de l’immonde puanteur de la gutta-percha et de l’huile de houille. Il se désinfecta les mains, inséra en une boîte hermétiquement close, sa résine, et les fabriques disparurent à leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu du site magique momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes de foin s’élevèrent, amenant une saison nouvelle, épandant leur fine effluence dans l’été de ces senteurs.
Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l’hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls."
[…]

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Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève

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Haut lieu de la science botanique par son Conservatoire, le Jardin botanique abrite aussi de magnifiques collections de plantes vivantes.

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